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Où a-t-on rangé le feu du ciel ?

Feuilleton. Épisode 1.

– Où faut-il s'arrêter ? dit la nuée encor. – Cherche ! dit une voix dont trembla le Thabor.

La peinture qui m’a la plus questionné depuis mon arrivée à la Maison de Victor Hugo est Le Feu du ciel de Louis Boulanger. Je l’ai sortie des réserves pour l’accrocher dans la première pièce de l’appartement où elle est aujourd’hui en vedette. Mais elle n’a cessé de me poser problème…

Louis Boulanger, Le Feu du ciel, 1829, huile sur toile, 113 x 146,5 cm

Le 10 janvier 1905, « A. Durandeau Artiste peintre » établit à Paul Meurice le reçu d’une somme de 450 frs pour la restauration d’un « tableau brûlé et craquelé », Le Feu du ciel de Louis Boulanger. Paul Meurice meurt le 11 décembre 1905. Le 3 mars 1906, une lettre de Louis Koch, neveu de Juliette Drouet, alors conservateur de la Maison de Victor, prend des arrangements avec la fille de Paul Meurice pour aller chercher « le grand tableau de Boulanger » rue Fortuny.

Fait ainsi retour une peinture qui pourrait bien être la première à avoir été inspirée par l’œuvre de Victor Hugo. Elle le fait avec discrétion, après les festivités de l’inauguration du musée, alors que celui-ci entre dans une douce somnolence.

Elle est accrochée dans la bibliothèque, au premier étage, selon le catalogue d’Eugène Planès, publié en 1907, qui la présente comme un don de Louis Koch, mention qu’aucun élément ne vient étayer et considérée aujourd’hui comme abusive… mais ceci est une autre histoire…

Etrangement, cette toile princeps n’a pas d’histoire. Son destin a été domestique. Et comment peut-on écrire l’histoire d’un objet domestique ?

Ce que l’on en sait nous vient d’abord d’Aristide Marie, le biographe de Louis Boulanger sur lequel il a publié une monographie en 1925. Il le mentionne tout d’abord dans une évocation de la maison de la rue Notre-Dame-des-Champs où habitait Victor Hugo : « les deux peintres amis [Eugène Devéria et Louis Boulanger] contribuèrent à la décoration de l’appartement : on sait que la pièce principale, « la chambre du lys d’or », souvenir de l’emblème décerné à Victor Hugo par l’Académie des Jeux Floraux, était ornée d’une toile de Caravage, de plusieurs peintures d’Eugène Devéria et de l’une des premières œuvres de Boulanger, le Feu du Ciel, dont le peintre ne se sépara jamais, et qu’on peut voir encore à la maison de la place des Vosges ». (p.14).

Plus loin il indique « Le Feu du ciel » inspire à Boulanger une autre composition qu’il interprète tour à tour par la peinture et la lithographie. La toile, largement ébauchée, d’une peinture directe, au coloris ardent, est l’une des curiosités du musée Victor Hugo. Reproduite inversement en lithographie et tirée par l’imprimeur Lemercier, en 1832, cette œuvre de même inspiration que La Ronde du sabbat, ne paraît pas avoir obtenu les mêmes éloges » (p.33).

Enfin, reproduisant le catalogue de la vente d’atelier du 3 mars 1875, il liste comme n° 1 « Le Feu du ciel », peinture de dimensions supérieures à celle du musée (« H. 1m20 ; L. 2m), aujourd’hui non localisée (p.117).

Si l’on suit Marie, on peut réduire un peu son imprécision chronologique. La rédaction du poème Le Feu du ciel est achevée le 1er février 1828. Boulanger peut en avoir eu connaissance aussitôt – Hugo ayant l’habitude de lire ses poèmes à ses amis – sinon lors de la publication chez Gosselin et Bossange du recueil Les Orientales, annoncée par La Bibliographie de la France du 23 janvier 1829. S’il orne le salon de la rue Notre-Dame-des-Champs, le tableau doit avoir été peint avant le départ de la famille Hugo pour la rue jean Goujon en février 1830. On doit alors dater cette peinture de 1829.

La Bibliographie de la France, du samedi 14 janvier 1832, annonce sous le « n° 42. Le Feu du ciel (Victor Hugo ; Orientales), par Louis Boulanger. Imp. Lith. De Lemercier, à Paris. – A Paris, chez Cattier, rue Saint-Denis, n. 268 ». Cette lithographie reproduit la composition du tableau inversée, ce qui confirme l’antériorité de celui-ci.

Reste le problème de l’existence du tableau après le départ de la rue Notre-Dame-des-Champs. On peut conjecturer qu’il a suivi Hugo dans ses demeures parisiennes. Comme il ne figure pas au catalogue de la vente de son mobilier en 1852, il a dû faire partie des objets mis en dépôt dans l’appartement de Juliette Drouet, Cité Rodier, et – puisqu’on n'a aucune trace d’un quelconque transfert à Guernesey - confiés à la garde de Paul Meurice. Fut-il un peu oublié pour y réapparaître un peu mystérieusement en 1905 ? A-t-il été repris un temps par Victor Hugo ? Le cadre pourrait ajouter à nos interrogations. D’un style régence à patine donnant l’impression de l’ancien, il est typique des cadres fabriqués dans le dernier tiers du XIXe siècle, il peut aussi bien avoir été réalisé dans les années 1870 qu’au tout début du XXe siècle.

Reste le problème, aussi, de la version légèrement plus grande ayant figuré dans la vente après décès et dont on ne trouve pas trace de présentation du vivant de l’artiste.

*

En 2015, est passée sur le marché, une lettre de Victor Hugo dont Jean-Marc Hovasse m’a très amicalement communiqué le texte. Elle est écrite à propos de la mort du peintre en 1867 :

« H. H. 22 avril [1867]

Votre lettre, Monsieur, m’a ému. Louis Boulanger était une de mes plus anciennes amitiés. Sa jeunesse avait été mêlée à la mienne. Le tableau fait par lui sur la première des Orientales, le Feu du Ciel, date de 1829, pour l’esquisse du moins, qu’il m’avait donnée, et pour la reproduction lithographique qu’il en fit lui-même. Je suis heureux qu’il ait terminé cette œuvre, et charmé de ce que vous m’en dites. C’était un cœur noble et un talent élevé. Cette hauteur d’âme qui fait les vrais artistes, je la sens dans votre lettre éloquente et cordiale, et je vous en remercie, Monsieur, avec toutes mes plus sympathiques effusions.

Victor Hugo »

Cette lettre apporte des précisions notables. Elle confirme la date de 1829. Elle confirme donc aussi la tradition de la présence de cette peinture chez le poète, rue Notre-Dame-des-Champs. Elle confirme ainsi le statut de première de chevalet inspirée par l'œuvre de Victor Hugo.

Le terme « esquisse » utilisé par Victor Hugo et sa phrase de: « Je suis heureux qu’il ait terminé cette œuvre, et charmé de ce que vous m’en dites » confirment l’existence de deux peintures et en éclairent l’histoire. La formulation de Victor Hugo induit que la version définitive ayant figuré à la vente de 1875, est d’une réalisation très tardive que l’on est tenté de rapprocher de celle de la version peinte de « La Ronde du Sabbat » présentée au Salon de 1861, alors que la lithographie de ce poème des « Odes et ballades » avait été publiée en 1828. Sur ces deux compositions le peintre aurait fait, dans ses dernières années, un retour sur sa jeunesse… Moins concluant sans doute pour Le Feu du ciel qui est resté dans l’atelier.

*

Ceci étant établi, comment situer cette œuvre « crypto-historique » dans le parcours de Boulanger. De fait elle se situe dans une série parallèlement à une autre série.

En effet cette peinture dédiée à Victor Hugo, unique à cette période, se raccroche à la suite de lithographies illustrant ses poésies : « La Ronde du Sabbat » (1828) pour les « Odes et ballades », suivie par les deux version pour « Les Fantômes » (1829) pour des « Orientales », tout comme celle lithographiée du « Feu du ciel » (1832) entre lesquelles s’intercale en 1830 « Le Dernier jour d’un condamné » qui, si elle concerne un roman, est par sa thématique – l’apparition des spectres des guillotinés – sœurs des premières citées dont elle partage l’esprit « frénétique ».

D’un autre côté nous avons une série importante d’aquarelles qui vont parfois constituer des œuvres de Salon. Il y a d’abord celles pour Les Orientales - La Captive (MVH) ; Les fantômes (MVH) - mais c’est le roman qui va prendre le relai, avec la suite sur Notre-Dame de Paris (Salon de 1833 - MVH), mais c’est surtout le théâtre qui va dominer (production hugolienne oblige) avec les grands formats consacrés à Lucrèce Borgia – « L’Affront » (MVH) et « Le Festin » (non loc.) – et, bien qu’elles aient un statut un peu à part, l’importante production de maquettes de costumes pour les pièces d’Hugo.

Ces deux séries, avec leur dominantes lithographie-poésie contre aquarelle-théâtre et roman, font ressortir la singularité de notre peinture « Le Feu du ciel »… et, autant le dire tout de suite, une impression d’échec.

Le romantisme – et nous sommes dans ses années pionnières – tente de redéfinir les règles du jeu en peinture. Mais la révolution picturale est indissociable d’une rénovation des sujets. Walter Scott, Shakespeare, Dante, Goethe, Byron remplacent l’histoire antique et testamentaire. Mais Victor Hugo est-il résistant à la peinture ? Trop proche ?

Olivia Voisin a montré comment le théâtre, non pas seulement par ses thèmes, mais aussi par le travail de décorateur ou de costumier confié aux peintres de la jeune génération – au rang desquels Louis Boulanger – a joué un rôle dans cette rénovation romantique.

Mais il s’agit ici, avec Le Feu du ciel, comme avec la série des lithographies de définir une nouvelle « ut pictura poesis ». De fait pour un romantisme naissant, d’abord « frénétique » la poésie pouvait apparaître comme le terreau privilégié où aller cueillir les fleurs d’une peinture visionnaire.

Dans ce cas, pourquoi la lithographie et pourquoi cette peinture isolée, non advenue, restée esquisse (si longtemps) ?

Le choix du premier poème des Orientales a-t-il été un choix malheureux ? Il peut pourtant apparaître juste car paradoxal. En effet, son sujet est des plus « classiques » - même s’il l’est sur un mode spectaculaire – puisqu’il ne s’agit de rien d'autre que de la destruction de Sodome et Gomorrhe. S’agit-il donc pour Boulanger de porter sciemment le combat sur le terrain de l’iconographie en renouvelant celle de ce vieux thème ?

L’exergue du poème est emprunté à la Genèse. Il offre comme un sujet d’histoire sainte l’épisode de la destruction des villes de Sodome et Gomorrhe qui en peinture s’est focalisé sur le thème iconographique de Loth fuyant avec ses filles, sa femme transformée en statue de sel, tandis que l’incendie de Sodome rougeoie au fond d’un ample paysage. Ici, Boulanger prend le parti opposé : il nous plonge au cœur de la ville en flamme, au beau milieu de la panique parmi les habitants qui cherchent vainement à fuir. Au lieu de nous mener en sécurité dans la campagne, il nous plonge au cœur du drame humain vécu par les victimes. Au lieu de nous conduire sur les pas des élus qui marchent vers leur salut, il nous fait coudoyer les réprouvés dans les flammes de leur châtiment. La tradition est on ne plus exactement retournée.

*

Mais ce retournement de la tradition, cette petite révolution iconographique semble n’avoir guère réussi comme le suggère le difficile achèvement et le moindre succès de la lithographie. Pourtant ce qui tente de naître ici est proche de ce qui est en gestation au même moment dans l’œuvre de John Martin, bien que celui-ci – et peut-être est-ce sa réussite – ait concilié l’ampleur accentuée du paysage et la foule humaine. La focale de Boulanger est une vue plus rapprochée. Est-ce la cause de son échec ? Est-ce la difficulté de se caler sur la vision du poète ? car, me direz-vous, le peintre ici suit le poète. Sa tentative de renouvellement iconographique se fait par le texte qu’il suit. La nouvelle peinture – celle que rêvent ces jeunes romantiques – se fait en empruntant la vision du poète. Mais une vision fait-elle une iconographie ?

À suivre…

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